Il existe une vérité rarement dite tout haut: la progression d’un professeur s’accompagne d’une douleur particulière. Pas une douleur dramatique, pas celle qui brise, mais une tension continue, un frottement intérieur qui rappelle que grandir n’est jamais un geste neutre. On glorifie souvent l’idée que les enseignants doivent “continuer à apprendre toute leur vie”, mais on oublie que cet apprentissage n’a rien d’un long fleuve tranquille. Il bouscule. Il dérange. Il expose. Il fait mal.
Chaque fois qu’on croit avoir compris, quelque chose nous échappe. Chaque fois qu’on pense avoir trouvé la bonne approche, un élève, un groupe, une situation vient nous montrer une nuance que nous n’avions pas vue. Et ce moment où l’on réalise qu’on s’était trompé, qu’on aurait pu agir autrement, qu’on a glissé sans le vouloir vers un vieux réflexe. Ce moment fait mal. Il pique dans l’ego. Il secoue la confiance. Il réveille des souvenirs de notre propre parcours scolaire, nos promesses secrètes de ne jamais devenir ce genre d’adulte-là.

Dans chanson Parabola du groupe Tool, il est question de cette idée que la douleur n’est peut-être qu’une illusion. Pas parce qu’elle n’existe pas, mais parce qu’elle n’est qu’un passage, un message. Lorsque nous progressons, c’est exactement ça: une illusion utile, un frisson dans le système, un rappel que l’ancien soi perd pied pour laisser place à quelque chose de plus juste.
On enseigne avec la tête, oui, mais on enseigne surtout avec notre histoire. Et dans cette histoire, il y a des zones tendues, des angles morts, des cicatrices qui vibrent encore. Quand on essaie d’être meilleur, ces zones se mettent à parler plus fort. Elles nous rappellent ce que nous avons vécu, ce que nous portons, ce qu’il reste à apprivoiser. La douleur de la progression vient d’où? Elle viens du miroir que l’enseignement nous tend malgré nous. Un miroir où l’on voit notre humanité toute crue.
Ce n’est pas agréable de constater qu’on a manqué de patience. Ni de reconnaître qu’on a coupé trop vite, jugé trop fort, ignoré un besoin qu’on n’avait pas perçu. Ce n’est pas agréable d’admettre qu’on a parfois échoué à être l’adulte bienveillant qu’on espérait incarner. Mais ces prises de conscience ne sont pas des condamnations. Elles sont des portes. Elles ouvrent sur plus de lucidité, plus de sensibilité, peut-être même plus de finesse.
Lisez bien ceci. En éducation on ne devient pas meilleur en évitant ses failles, mais en les traversant. En acceptant que la progression passe par l’inconfort. En accueillant ce moment où l’on se dit humblement: “Ok…j’ai encore du pain sur la planche.” Ce n’est ni un échec ni une honte. C’est une preuve de maturité. Une preuve d’engagement. Une preuve qu’on ne s’entête pas à enseigner par automatisme, mais qu’on choisit de rester vivant dans sa pratique.
J’ai découvert que ce métier ne nous casse pas. Il nous polit. Un millimètre à la fois. Par une réflexion, une conversation, un regret, un ajustement. Par une main qui se retient, par un regard qui dure une seconde de plus, par une parole qu’on reformule, par une empathie qui arrive enfin à la bonne place. À force, la douleur change de forme. Elle devient une clé. Elle ouvre sur des façons d’être qu’on ne soupçonnait pas, sur une patience insoupçonnée, sur une douceur dont on ne se croyait pas capable, sur une rigueur mieux dosée, sur une clarté qui fait grandir tout le monde.
Et c’est peut-être ça, le plus beau dans l’apprentissage en éducation: cette idée que, si ça fait mal parfois, c’est justement parce qu’on est en train de devenir l’adulte dont nos élèves ont besoin. Pas un superhéros. Pas un modèle parfait. Un être humain qui avance, qui doute, qui s’ajuste, qui s’excuse quand il le faut, qui recommence autrement. Un adulte qui laisse assez de place dans sa propre progression pour que les jeunes aient envie, eux aussi, d’essayer encore.
Parce qu’au fond, les élèves ne retiennent pas seulement ce qu’on enseigne. Ils retiennent comment on apprend. Ils regardent comment on se relève, comment on se transforme, comment on habite nos erreurs. Et dans cette danse parfois douloureuse de notre propre apprentissage, ils trouvent le courage d’oser le leur.